Et puis un soir, j'ai maraudé... - Héros du Quotidien

Héros du Quotidien - Et puis un soir, j'ai maraudé...

12 novembre 2016, Lausanne

Il est dans la vie certaines choses qui, pour qu'elles se produisent, impliquent une rencontre. Natacha avait dit "je n’ai pas des masses de temps ces derniers jours, je prépare un repas à la bonne franquette", Valérie et moi on avait répondu en chœur que ça serait parfait. Moi dans ma tête, franchement, ça m'était égal ce qu'on allait manger le soir de "ça". Je retournais dans ma tête une espèce d'ébauche de ce à quoi la soirée allait ressembler, j'avais lu quelque part que ce qui faisait la qualité des grands sportifs le jour J, c'était la visualisation, dans les moindres détails de l'effort. Et là je vous pose une question : on fait comment pour se mentaliser quelque chose qu'on n'a jamais vécu auparavant ?

J'ai toujours été ce que l'on appelle une bonne élève, une personne structurée et organisée alors j'ai pris très à cœur l'étape de la préparation. Il faut savoir que dans les "grandes écoles" que j'ai fréquentées, j'ai été formée à pouvoir parler de tout sujet (du "lien entre Zinedine Zidane, De Gaulle et Superman" à Nietzsche et son fameux "tout ce qui ne tue pas rend plus fort") dix minutes, montre en mains, et ce, de manière structurée : thèse, antithèse, synthèse, 20 minutes de préparation. Ils disaient avec satisfaction que nous serions prêts à tout.

Je n’étais pas prête à ça.

J'allais, accompagnées des meilleures acolytes que je pouvais espérer, marauder dans les rues de Lausanne. J'allais aller distribuer couvertures chaudes, thés et cafés bouillants, vêtements chauds, repas chauds... tout ce qui était transportable et capable de véhiculer un peu de chaleur à ceux qui ont tout perdu. Le brief, c'était ça. Parce-que tu dis quoi à ceux qui n'ont plus rien quand toi t'es emmitouflée dans ton bonnet angora ? Tu leur parles de la pluie et du beau temps tu crois ? Pas de pot, mauvaise idée : la météo, pour eux, ce n’est pas un sujet de « quand on n'a rien à se dire », c'est sérieux la pluie car ça veut dire qu'ils ne vont pas fermer l'œil de la nuit. Je me sens bien conne. On ne va pas se mentir.

21h - Top départ

Après un délicieux repas qui devait "bien nous coller au ventre, hein, il va faire froid, faut tenir" comme nous disait Natacha, on se prépare à partir. Plusieurs immenses thermos de thé bouillant sucré dans les mains, de super doudounes récupérées par la malicieuse Valérie, fruits, petits gâteaux et bouteilles d'eau. Nous étions prêtes.

21h20 - 1er arrêt, le local

En plein centre de Lausanne, il y a une petite cave d'Ali Baba dont le sésame est le mot "don". Cette caverne rassemble tous les dons des particuliers pour aider l'Association de la Maraude. On équilibre nos sacs : on pose quelques doudounes, on échange des bons conseils avec un autre membre, on récupère d'autres bricoles.

21h30 - 2e arrêt, la soupe populaire

Dans la nuit froide, il y a ce hangar lumineux d'où émane une certaine effervescence : des petits groupes boivent une boisson chaude tout en se grillant une cigarette à l'entrée, à l'intérieur, tout le monde est très occupé, surtout la toute jeune responsable qui court de partout, avec dynamisme et autorité, pour veiller à la bonne distribution des assiettes. Pas question de se laisser distraire, elle en impose et m'impressionne beaucoup. C'est déjà en soi tout un monde que je découvre, où les accents chantent mélodieusement, encore plus après la chaleur réconfortante que peut apporter un ventre presque plein. Je n’ai pas assez d'yeux pour observer en grand ce monde de couleurs, c'est beau, et ce qui me frappe, c'est l'accueil : pas de regards de travers, si t'es là, c'est que tu fais partie de la grande famille sans mesure de réserve. Je me dis que ça ferait pas de mal que d'autres familles s'en inspirent...

On embarque deux immenses sceaux : légumes dans l'un, pâtes dans l'autre. Ça sent bon.

21h45 - 3e arrêt, Place de la Riponne

On se gare presque au milieu de la place. Inquiète de l'amende qui nous pend au nez, Natacha m'explique que l'asso a finalement réussi à se faire reconnaître par la police après de multiples amendes (très) salées... Je regarde autour de nous, je ne vois personne à part d'innombrables groupes de jeunes venus profiter de leur samedi soir, et fait marquant, ils ne nous voient pas. Peut-être parce-que nous partons dans un coin un peu à l'ombre ? Natacha me regarde, me sourit pour me donner du courage et ouvre la voie. J'en mène pas large, mais j'ai une absolue confiance en elle, on fait la rencontre de plusieurs SDF qui ont une sorte de petit campement. Les conversations sont simples et authentiques, pas de chichis. Je ne parle pas beaucoup et j'en profite pour regarder Natacha évoluer dans ce monde d'hommes, elle a un mot pour chacun, un encouragement, des félicitations pour les petites victoires du quotidien, elle distribue les sourires comme d'autres donnent des tapes dans le dos, celles qui donnent de la force pour voir de quoi demain sera fait. Ça me fait quelque chose de voir mon amie là. Comme ça, je suis carrément fière ouais. On apprend que quelques heures auparavant, des citoyens solidaires sont passés leur fournir de l'aide, ils refusent alors en bloc tout ce que nous pouvons leur proposer : "on a tout ce qu'il faut, nous, d'autres en ont plus besoin". Je suis bluffée. On est bien loin des clichés...

22h30 - 4e arrêt, vers le parking de la Riponne

Pareil. Je ne vois personne à part des jeunes partant faire la fête qui décidément ne nous voient pas. Autant on était un peu cachées auparavant, autant là, on est carrément sur le chemin ! En quelques minutes, on distribue les repas à la chaîne. Valérie gère les boissons chaudes, moi les assiettes, Natacha gère la logistique. Les regards sont fatigués, les gestes engourdis par le froid, mais tous, tous, ont un sourire, un merci. Aucun geste d'humeur, aucune violence. Tout ce qui se passe est naturel, évident. On est entre Hommes, je me sens appartenir à un truc plus grand, un truc qui me dépasse, mais un truc qui est fondamentalement juste. Certains mangent en silence mais restent près de nous, d'autres ont envie de parler foot, politique ou de la dernière allocution du syndic. Quand j’ai un peu de temps, je leur demande d'où ils viennent : Balkans, ???, ???...  Ce qui résonne dans ma tête, ce sont leurs mercis, et j'ai envie de leur crier que franchement, merci de quoi ? C’est pas franchement comme si on était super accueillants avec eux en Europe.... mon regard se perd au loin, sur tous ces gens qui nous frôlent et ne nous voient pas, qui partent faire la fête.... franchement, merci de QUOI ?

23h30 - 5e arrêt, Chauderon

Même organisation, changement d'ambiance. Presque que des jeunes hommes venant d'Afrique Noire, on parle principalement anglais, ils sont hyper nombreux et alors même que ça pourrait tout avoir de la situation insécurisante, je ne me sens pas un instant en danger. Ils mangent de bon cœur tout en restant très soucieux, y a une peine indéfinissable qui émane d'eux. Certains se rapprochent davantage, et discrètement me disent qu'ils ont froid, j'ai déjà vu plusieurs fois Natacha filer avec l'un ou l'autre en direction de sa voiture, en train de plonger dans les sacs de vêtements, alors je les redirige vers elle. Au bout de quelques temps, le flot s'arrête. La soirée se termine. Les autres maraudeurs nous rejoignent, on débriefe, on s'échange quelques trucs, "le sucre en sachet versable est vraiment beaucoup plus pratique", "je n'ai bientôt plus de telles tailles", "faudrait qu'on passe une annonce pour telle ou telle chose". "Ok". Et là encore, on me remercie de mon aide. J'ai l'impression d'être une totale imposture, DE QUELLE AIDE PARLE-T-ON FRANCHEMENT ?

Me vient alors en tête une réflexion de Natacha alors que je partageais mon chagrin d'impuissance après avoir visionnée cette très belle émission. Elle m'a répondu que là où je voyais de la désespérance, elle, y voyait de la lumière, celle de simples citoyens qui se mobilisaient à la hauteur de leurs moyens pour transcender leur humanité. Je crois qu’elle a tout dit, la Maraude en fait, c'est ça, de la lumière dans un océan de nuits froides.


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La Maraude à Lausannehttps://maraudelausanne.wordpress.com/

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Un immense merci à Natacha et à la Maraude d'exister, de rendre le monde plus doux, plus beau, plus juste... bref, plus lumineux. Merci à Valérie de m'avoir accompagnée dans cette grande première, comme toujours, plus qu'à la hauteur de la tâche. Et finalement, merci à vous deux de me rendre meilleure.

PS : L'année dernière on parlait des vagabonds, que les choses soient clairs, ils n'en sont pas, ce qui ne rend pas le sujet moins intéressant. Et puis, leurs sourires, ça m'a replongée dans ces réflexions sur le sourire... Et pour finir, du Beau dansé, ici et ici, juste pour aider à pleurer les quelques larmes qui se sont coincés dans mes tuyaux....

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