Réflexions sur le sourire

Cela ne vous rendra pas plus intelligente mais c'est plus agréable pour ceux qui vous regardent.
Laissez-vous envahir par cette petite fragilité qui va embellir votre visage.
Un sourire. Un sourire
C'est une douceur a fleur de peau une tendresse, presque un état d'âme.

[Armande à Nikita, dans Nikita de Luc Besson]

Il y a quelques temps, je me suis rendue à ma visite annuelle chez ma dentiste. Je l'aime beaucoup et je sais que d'une certaine façon elle aussi, et pourtant, on ne se parle quasiment pas. Non, ce que nous faisons toutes les deux, c'est se voir. On se voit peu souvent, mais bien.

Je la regarde de très près et je plonge dans ses yeux absorbés. Je détaille un à un ses cils maquillés, je le fais discrètement car j'ai peur qu'elle soit mal à l'aise, j'ai toujours cette même pensée qui me vient en tête : "les dentistes reçoivent-ils des cours pour apprendre à gérer cette hyper promiscuité ?". Je file observer la naissance de son nez et essaie de garder quelques secondes en tête les zones d'ombres et de lumières, au cas où l'envie de la dessiner me prenait - ce qui n'arrive jamais, mais c'est un petit jeu que nous avons, ma mémoire visuelle et moi. Ma dentiste est une très belle femme pas du tout sophistiquée, au contraire, elle a cette ancrage qu'ont les gens authentiques.

Je me demande quels genres de micro-informations elle récolte sur moi à travers nos séances de routine... "tiens, elle est droitière, elle insiste plus à droite", ou alors peut-être "ah, elle a été stressée cette année, elle se mord l'intérieur de la joue", ou encore, "ah, c'est une personne rigoureuse, ses gencives en témoignent"... ?

Elle et moi, on ne se dit rien mais nous nous voyons.

Quand je suis rentrée dans son cabinet cette dernière fois, elle m'a demandée joviale "alors Maurine, qu'est-ce que vous me racontez ?", et j'ai trouvé ça drôle de sa part, car je sais que c'était une question pour la forme, elle avait déjà tous ses ustensiles en main, prêts. Elle ne voulait pas la réponse des gens comme vous et moi, mais en même temps, ça détonnait tellement dans notre rapport habituel que je n'ai pas osé foncer sur le bulletin de mes humeurs buccales. Alors je l'ai regardée et j'ai souri. Elle m'a dit "C'est bon, ne répondez rien, avec un sourire comme ça, je sais que ça va".

Sans trop savoir pourquoi, sa réponse m'a troublée. Ma dentiste n'est pas du tout du genre à faire des compliments, alors la flatterie encore moins. En détaillant comme à mon habitude ses cils un à un, j'ai réfléchis à ce petit mystère : "que voit-elle que je ne vois pas dans un sourire ?" ou plutôt mieux formulé "à quelles informations a-t-elle accès en observant un sourire ?".

Aucun doute là dessus : elle ne le disait pas pour la beauté du sourire. Elle le disait sans doute en faisant allusion au caractère fonctionnel du sourire. Alors, j'ai repensé au film de Luc Besson, Nikita qui réapprend tout, et donc aussi, à sourire. Parce-que non, aussi étonnant que cela puisse être, sourire n'est pas chose innée. Un travailleur social m'expliquait ainsi qu'il était fréquent que les grands drogués ne soient plus en mesure de le faire et s'ils se mettent à essayer, ils ne leur viennent que des grimaces... incroyable n'est-ce-pas ? Ça me fend le cœur de penser que sourire est une chose qui non seulement peut s'oublier mais peut aussi n'avoir jamais été appris.

Je n'ai pas retrouvé la scène des grimaces, mais j'ai au moins la belle Jeanne Moreau...

 Et puis m'est revenue l'histoire de ma tante qui s'était abimée une des dents de devant, or vu la taille d'une dent chilienne, autant dire que c'était très visible. Pendant quelques temps, elle a alors souri avec la main devant et une fois le traitement fini, elle a mis des années à perdre cette mauvaise habitude. Sourire, c'est se sentir en confiance avec soi-même... et c'est aussi un luxe. Le luxe des soins. Sourire, c'est la preuve ultime que l'on va bien aussi, car avec la moindre petite douleur le sourire se tord.

Ma dentiste parle peu, mais voit très bien. Elle sait que le sourire est la quintessence de la santé, du bien-être, de l'hygiène, de l'éducation et du bonheur.


PS : La photo, c'est la belle Jeanne Moreau que l'on retrouve quelques années plus tard dans le film de Besson. D'ailleurs à voir absolument, un classique s'il en est un. (David Budnick, 1962)

PS2 : Ça me fait penser aux vagabonds tout ça et au plaisir simple de la tarte tatin. Voilà. Monde de contrastes.