Héros du Quotidien - Comment et pourquoi devient-on médecin humanitaire ?
Chez nous on est beaucoup moins en contact avec
la mort. C’est pas plus mal de ne pas avoir toujours conscience de la mort,
mais ça fait aussi partie de la vie.
Constantin
Constantin il sent la
vie un peu plus fort que les autres. Il la sent du bout de ses orteils aux
extrémités de son crâne comme des éclairs qui le traverseraient, et hors de
question de passer à côté. Son corps ne lui faillit pas, il a ce qu'il appelle
"le métabolisme boosté" et il peut bien, car par conviction (ndlr :
et capacité) il a décidé qu'il ne prendrait dans la mesure du possible que son
vélo pour réaliser l'ensemble de ses trajets ; il traverse donc toute
l’Europe... à vélo. Je ne sais pas combien de kilomètres il parcourt par an,
sur son vélo, qu'il vente ou qu'il pleuve, solitaire mais jamais seul ; il aime
manger, il aime lire, il aime parler, il aime échanger, il aime les relations
humaines et un peu plus encore quand elles impliquent les jolies filles.
Constantin, on ne l'attrape pas facilement, il reste peu de temps au même
endroit, il a la fureur de vivre, il sent la vie un peu plus fort que nous
autres, en-dedans comme en-dehors et ça doit pas être tous les jours faciles de
vivre avec ça. Constantin il n'a pas froid aux yeux, au contraire il les ouvre
grand, tout grand pour tout capter de notre monde ; c'est sans doute pour ça
qu'il a décidé de consacrer sa vie à l'autre.
Je me suis toujours demandé
comment on en arrivait à être médecin humanitaire. Y a-t-il les enfants qui
veulent être astronautes, et ceux qui veulent être médecins humanitaire ?
Ah non. Je sais pas,
c'est venu sur le tas. C'était pas une vocation, j'ai même jamais pensé à faire
médecine en tant que telle. J'avais 18 ans, et puis j'ai coché cette case car
"c'est très généraliste, tu vas pouvoir faire plein de choses". Par contre je ressentais déjà un devoir
d'entraide, de redistribution, de générosité. Ça s’est accentué par la suite et
j’ai eu la chance de tomber sur un
métier à travers lequel j'allais pouvoir exprimer mes valeurs personnelles.
Médecin, il y a le défi technique et le défi humain. Pendant les études, tu te
confrontes principalement au défi technique et j'ai aimé le challenge. Puis
ensuite, tu bascules véritablement sur le côté humain de la branche et j'ai
trouvé ça magnifique. J'ai ressenti une immense liberté, j'avais l'impression
que devant moi s'ouvrait le champ de tous les possibles. Tu vois, je n'ai
jamais manqué de rien, j'ai pu faire tout ce que je voulais, toujours, et entre
autre voyager. Et voyager ça veut aussi dire être observateur d'inégalités et
d'injustices, et ça m’a donné envie d’agir. De participer davantage durant mes
voyage notamment avec le savoir-faire que j’avais eu la chance de pouvoir
acquérir, celui de médecin.
Alors ce serait ça l'humanitaire,
avoir le sentiment de pouvoir tout changer ? De pouvoir faire une différence
pour son prochain ?
Tu fais ça pour les
autres, ok. Mais en premier lieu, tu fais ça pour toi. C’est une envie
personnelle. Faut pas le faire dans le but de changer le monde, si tu peux
faire des petits changements à ton échelle, tant mieux, c'est déjà ça. Le
changement, c'est une résultante, pas un but. On se fourvoie si on y va pour
sauver le monde. On sera forcément déçu. Il faut trouver l'envie et la motivation
en soi avant de le faire en pensant avoir un réel impact à une plus ou moins
grande échelle. Par contre, au niveau de la petite échelle, oui, on crée
nécessairement des changements. Après, quand tu te demandes comment le faire,
LA question de fond qui doit guider tes choix c’est de savoir si c’est pérenne,
si ça va provoquer un changement en profondeur...
Donc tu es en train de me dire
qu’on fait de l’humanitaire pour soi, c’est-à-dire ? Parce-que c'est une
nécessité ? Qu'on n'arriverait pas à vivre sinon ? Que la conscience serait
trop lourde ?
Ce n’est pas aussi
extrême, plus qu'une nécessité, c'est un sentiment de devoir de solidarité. Je
sens que c'est en accord avec mes valeurs. Ça me permet de voyager, de voir
d’autres réalités, de donner de mon temps pour les autres. On vit dans un
contexte mondial inégalitaire, ici et ailleurs, ça me semble normal de donner
de mon temps pour aider à palier un peu à ces inégalités. Et en fait, plutôt
que de parler d'humanitaire, je préfère parler de volontariat (même si ça l'a
pas toujours été complétement). Parce que « faire de l'humanitaire » finalement
peu importe que ce soit à l'étranger ou en Suisse, les mêmes besoins existent à
côté de chez nous. Et on peut aussi travailler avec les populations vulnérables
en Suisse avec une perspective « humanitaire ».
Et justement, ce décalage avec
les autres, tout un chacun n'est pas forcément sensibilisé aux questions de
solidarité, de soin, de partage, de médecine... comment le gère-t-on ?
Les médecins se
questionnent plus ou moins, ça dépend des caractères finalement. Je n'attends
pas de mon entourage qu’il partage mon point de vue. Je raconte, je facilite
l’accès à certaines choses que j’ai pu faire. Chacun vit son rapport à la
médecine / son rapport aux autres comme il l’entend. Je crois qu'il y a deux
grandes classes de médecins : les cyniques et les humanistes. On les trouve de
partout. Il y a ceux qui vont mettre leur patient au centre, et ceux qui
cherchent peut-être plus de prestige, une autre forme d’accomplissement
financier ou sociale.
Quand on atterrit
après une mission et qu'on arrive en Suisse, on prend vraiment conscience à
quel point c'est un cocon protégé. Sous beaucoup d'aspects la société suisse
fonctionne très bien même s'il y a aussi des populations vulnérables bien
entendu. Mais le contraste avec l'étranger est fort. On ne peut que réaliser
encore une fois toute notre chance. Une expérience à l'étranger combinée à un
retour en Suisse te fait forcément grandir. On le ressent dans le quotidien, on
s'énerve moins (ou on essaie en tout cas) des futilités, on relativise, la vie,
la mort, la maladie. Ce qui me frappe ici, c'est le sentiment d'avoir contracté
une sécurité pour tout. Tomber malade ? On attend d'être forcément guéri. Un
cambriolage ? On sera remboursé. Un objet cassé ? Il sera réparé. C'est une
société très sure et très assurée. A l'étranger, la limite entre la vie et la
mort est bien plus mince, on sent cette dernière très proche de nous, un peu
comme une ombre.
J'ai des images qui me
reviennent d'Afrique ou du Mexique. La sagesse qu'ont les populations face aux
questions de la vie et de la mort m'a laissé pantois. Tomber malade, là-bas,
cela veut très souvent dire, que l’on a une forte chance de mourir. En Suisse,
tomber malade, c’est savoir que l’on va être guéri dans la majorité des cas. Ce
qui me choque là-bas, ce sont tous ces gens qui meurent bêtement, pour des
choses traitables facilement.
Et comment fait-on face à cette
impuissance ? Cette frustration ?
On a besoin d’en
parler. Pas nécessairement des détails, juste partager avec d’autres médecins
qui vivent la même chose. C'est vraiment particulier quand tu es avec un
patient, que tu sais ce qu’il faut faire, que tu sais comment le sauver mais
que t'as juste pas le matériel, ou que tu appelles un autre hôpital pour qu'il
te prête main-forte et qu'il te dit non. Que tu perçois l'inégalité ou la
discrimination. Tu te confrontes très brutalement à tes propres limites.
Et puis il y aussi les
moments où tu as envie de prendre la décision à deux (médecin-patient), comme
on le fait en Suisse. Et tu comprends que tu ne vas pas pouvoir lui expliquer.
Parfois les outils à ta disposition ne te permettent pas de poser le diagnostic
final, alors même que celui-ci te permettrait de donner un pronostic au patient
ainsi qu'une durée et un coût de traitement. En fait tu dois prendre des
décisions sans réellement savoir. En plus pour des questions sociales,
culturelles et de perception de la maladie, tu ne peux pas échanger avec lui,
tu ne peux pas lui expliquer les enjeux et surtout tu ne peux pas prendre la
décision AVEC lui pour SA santé. A l'inverse de la médecine qu'on apprend en
Suisse. Au final, c'est encore plus de responsabilité, sur tes épaules alors
même qu'il te manque une bonne partie des informations pour choisir
correctement et que tu ne peux pas compter sur une décision partagée avec le
patient.
En Afrique, en plus, au-dessus
de la médecine et de la société, il y a les croyances tribales qui vont venir
court-circuiter les efforts que tu fais. Par exemple, ils vont d’abord aller
voir la référence religieuse pour avoir son avis et c'est autant de
prolongation de temps avant le traitement. Ensuite, le traitement va être plus
ou moins appliqué selon les croyances, et du coup, cela le freine ; par exemple,
beaucoup se croient guéris du sida. Mais en même temps, ils vont aussi
percevoir certaines situations de manière plus sage, car ils auront une
explication. Untel ou unetelle qui lui a jeté un mauvais sort, finalement, c'est
une forme d'explication ; ils comprennent ce qui s’est passé et ça
facilite le processus de deuil. Chez nous on est beaucoup moins en contact avec
la mort. C’est pas plus mal de ne pas avoir toujours conscience de la mort,
mais ça fait aussi partie de la vie.
Mais la vraie
injustice, c'est la mauvaise répartition des ressources. La vie est fragile. On
n’a pas tous accès à des soins de base. J’essaie de vivre ce sentiment
positivement, d'en faire un moteur pour être proche de ce que je défends, ne
pas devenir pessimiste et dire "les injustices sont comme ça, on peut pas
les changer".
Et après ça, sa vie à soi, on la
construit comment ?
Rires. Dans mon cas
particulier, je savais que je prenais deux ans de ma vie pour faire du
volontariat à l’étranger sans savoir comment se matérialiseraient ces deux
années. Beaucoup d’aller-retours, on atterrit, on attend le prochain départ. On
se prépare. Mais je savais que ça allait pas durer, que c'était une durée
limitée dans le temps. Je sais que je vais intégrer l'étranger dans mon avenir,
mais sous une autre forme, je veux aussi agir en Suisse et aujourd'hui je vais
partir dans le milieu carcéral.
J'ai la chance d'avoir
des racines profondes à Lausanne. Parfois je rencontre des gens très déracinés,
qui ont vécu dans plein d'endroits différents, des "enfant perdu de l’humanitaire" qui
ne savent plus où sont leurs racine. Je n’ai jamais changé de maison en 31 ans
par exemple. Je soigne mes amitiés. Je reviens toujours. Ce sont sûrement ces
racines qui me donnent cette énergie.
Tu rentres. Et la vie revient,
comme ça. Tu arrives à raconter ?
Finalement ça
n’intéresse pas grand monde ce que je fais. Chacun a sa vie, avec son
quotidien, ses plaisirs, ses préoccupations. J’ai l’impression que les gens ont
eux aussi des vies très remplies. Trop sûrement. Et le volontariat c'est aussi
ça, dégager du temps, vivre à un autre rythme, qu'on choisit plus et qui n'est
pas celui uniquement dicté par la nécessité de « gagner sa vie »
Mais c'est vrai qu'il
y a aussi parfois le côté très suisse du « ne pas déranger », ne pas poser de
question. Et puis il y a toujours le risque du "Ne vient pas me
moraliser" ou "Tu te donnes bonne conscience. Qu’est-ce que tu viens
m’apprendre ?" ou encore "Oui mais nous on bosse comme des
fous". Tu sens que ça pourrait prendre cette tournure. Raconter son
histoire sans générer ça chez l’autre c'est pas évident. Le travail humanitaire
porte en soi une sorte de teinte morale et culpabilisante pour les autres.
Alors que ce n’est pas la question ni même l’intention...
PS1 : Un graaand merci à Constantin de m'avoir laissé le capturer quelques secondes... M-E-R-C-I !
PS2 : Notre dernière héroïne, c'était Valérie...
PS2 : Notre dernière héroïne, c'était Valérie...
(Photos : courtoisie de Const')
Aucun commentaire:
Le Carnet de Maurine, c est un blog suisse qui se veut comme un carnet de réflexions que l on pourrait ouvrir à n importe quelle page : un sujet en menant tout naturellement à un autre. Une aventure guidée par la curiosité... A l abordage !